Un message d'été (long, mais il vaut la peine)
Bonjour David,
Je viens de terminer votre livre Les Langues paternelles. Je l’ai lu d’un trait. Je l’ai pris comme ça, splash ! en pleine figure. Je l’ai trouvé dur au début puis une fois fermé c’est fou comme il m’a fait du bien. Je m’y suis retrouvé. Je ne suis donc pas seul. Il en existe un autre ; donc des autres certainement. Des atrophiés, des handicapés de la vie de famille en quelque sorte. Car votre histoire, dans le fond, ressemble beaucoup à la mienne si je peux oser une comparaison. Et ce style d’écriture que j’aurai tant aimé faire mien. Je le reconnais ; je l’adopte. Je n’ai pas pu résister. J’ai sauté sur mon PC. Je vous écris pour me confier. Ce n’est pas une confession : je n’ai rien à me faire pardonner. Peut-être une communion entre personne parlant la même langue.
J’ai eu connaissance de ce bouquin par la chronique d’Alain Rémond dans Marianne. J’aime bien le non-conformisme de ce magasine même si je le trouve un peu léger parfois, pas assez intello – populiste en quelque sorte. Et puis inutile de préciser que « j’adore ce que vous faîte » en d’autre lieu, sous d’autre nom. Mais ce n’est pas le sujet.
Mon histoire ? Faut bien vous la raconter à vous. Vous, vous comprendrez. Alors voilà. Je vais vous la raconter vite fait et mal fait car je n’ai ni le temps ni votre talent. Bien fait, na : fallait pas laisser traîner votre adresse e-mail à la fin de votre bouquin ! Moi aussi je fais des caprices. Alors raconte ! Plus que banal, du genre qu’on ne peut pas qu’on ne veut plus raconter dans les dîners qu’ils soient familiaux, amicales ou professionnels. Qu’on garde pour soi. Qu’on s’invente. Jusqu’à sept ans, que du normal : une vie de fils aîné avec un frère et une sœur dans une famille de français moyen des années 70. Le père, chef d’agence d’une boîte d’import-export ; la mère, secrétaire de direction dans une tour à la Défense. De la famille paternelle dans le nord avec ces baptêmes, ces communions, ces mariages, ces ducasses et ces carnavals – et bras dessus, bras dessous, au nord, c’était les Corons etc… - ; la famille maternelle parisienne du genre Billancourt, Front Popu, les congés payés, la Résistance avec l’accent de Jean Gabin ou d’Arletty en prime comme dans les films à la télé. Et les vacances en Espagne avec la nouvelle R 12. Surprise, les enfants, la semaine prochaine on visite une maison avec un petit jardin et chacun sa chambre. Ouais ! Pour l’instant, une chouette de vie de famille pour un gamin de sept ans. Et puis un jour, comme ça, après l’Espagne et avant la maison avec le petit jardin et chacun sa chambre, la mère se tire, sans rien dire, sans une explication, sans une lettre, sans un coup de fil, sans une dispute, sans rien. Pas d’au revoir ni d’adieu. Ah, si avec le frangin et la frangine. Je laisse l’aîné et je garde les deux autres. Pour la pension certainement. J’en sais rien. Des histoires d’adultes tout ça, tu comprendras plus tard quand tu seras grand. Et pendant dix ans, rien. Pas de nouvelle, pas de lettre, pas de message. Rien. Pourtant elle n’était pas bien loin, la mère, juste à l’autre bout de la ville. A vivre une autre vie. Avec le frère et la sœur. Mais sans moi. Sans papa. Et moi sans maman. Allez comprendre. Evidemment, veto du père. Haro sur la mère ! Plus rien ne doit rappeler la vie d’avant. Allez, hop, tout à la poubelle. Des photos du mariage jusqu’aux castagnettes ramenées d’Espagne accrochées sur le mur comme un trophée. Etre enfant de divorcés en banlieue parisienne à la fin des années soixante-dix, ce n’était pas très grave. Un malheur qui n’arrive qu’aux autres. Les gens « normaux » compatissaient. Mais qu’il reste sur le palier. Qu’il n’entre pas dans la maison. On était toujours deux ou trois dans la classe et ce jusqu’au lycée. Mais enfant de disparue sans laisser d’adresse ni de nouvelle ! J’en ai pas connu beaucoup à part moi. Quel supplice de remplir les fiches de renseignements à chaque rentrée scolaire. Alors débuta une vie d’errance affective familiale. Pas de Noël. Jamais d’anniversaire. Le père se mit à rentrer de plus en plus tard du travail et de moins en moins droit. Jusqu’à la 5° ou 4° (je ne me souviens plus), je n’ai pas eu le droit de posséder les clés de l’appartement. On ne savait jamais. Alors j’attendais que le vieux daigne rentrer. 22h00, 23h00, minuit, minuit et quelque. Un jour – ou plutôt une nuit -, une voisine prit enfin pitié et m’invita chez elle. Je crois même qu’elle fit la leçon au père. Il ne se sont plus jamais parlés mais à compter de ce jour il vint me chercher sur mon paillasson vers 20h00. J’eus donc le droit d’allez au spectacle. Il cachait bien son jeu le paternel, le costard-cravate avec gourmette en or et chevalière au doigt ! car c’était également une arsouille, le vieux, passé 18h00. Mais pas du tout artiste, plutôt grande gueule, du genre ancien combattant. J’ai fait la guerre d’Algérie, moi. Les bicots, les bougnoules, les ratagas, les fellaghas. Et vas-y que je te raconte la bataille d’Alger dans les moindres détails, et les départs en opération et la gégène. Ah la gégène ! un plaisir la gégène : tu mets le mec à poil après l’avoir tabassé – il faut ce qu’il faut – tu mets un fil ici un autre là, tu tournes et hop. Patron, un autre, c’est ma tournée. Papa, j’ai faim ; papa, j’ai soif ; papa, j’ai sommeil ; papa, je veux rentrer. Tais-toi ! ah, ces mômes, cette nouvelle génération, ce qu’ils leur faut c’est une bonne guerre ! A grands coups de pieds dans le cul, je t’éduquerai tout ça. Mais pour donner des coups de pieds, il ne faut pas tituber. Alors ce sera régime claques avec chevalière. Subir. Jusqu’au jour ou le petit garçon aura dix ans de plus, qu’il te trouvera avachi au fond d’un bistrot crado, que la baffe non seulement il l’évitera mais tu verras son poing rageur s’arrêté à un centimètre de ta tête. On ne frappe pas un homme à terre. Surtout si c’est son père. Mais est-ce encore un homme ? La honte, l’humiliation, la frustration. Et la haine. Du père, de la mère, de la famille, des copains, de l’école, de la cité, des HLM. De tout. Ceux qui affirment que les cités sont formidables, ces politiques, ces artistes, ces journalistes, n’y ont jamais vécu. Ce n’est pas possible. Sinon ils sauraient que ces habitants ne pensent qu’à une chose : s’en aller vite et loin pour ne jamais y revenir. Pas de copains encore moins d’amis. La famille ne nous invite plus. Je me réfugierai dans Baudelaire et Aragon. Un jour, un jour viendra… Les vacances, c’est le patronage – surnommé le pazzo pour les connaisseurs – et la colo. Pas les Jolies colonies de vacances mais celles d’une municipalité rouge de la banlieue parisienne. Ou tout ressort triste, sale, laid. Même les monos. Même la mer. Même la montagne. Je rêve de vraies vacances. En famille. Les voisins ne nous parlent pas. On ne fréquente pas ces gens-là. Des poivrots. Des piliers de comptoir. Ca fini toujours par un scandale, alors. En plus tu réveilles toute la cage d’escaliers en rentrant à deux heures du matin. Et puis les réunions parents-professeurs. Un supplice. Déjà, tu arrives en retard. Et bourré, évidemment. Mais ces profs, tous des planqués, des fainéants, des gauchistes. Une bonne petite guerre, voilà ce qu’ils leur faut. Monsieur, votre fils est intelligent mais paraît très fatigué, il s’endort en classe et il ne parle à personne. Dommage car il a de bonnes notes. Il en aurait de meilleurs s’il travaillait un peu plus et regardait la télé un peu moins. L’année prochaine, au Lycée… Ah, si elle savait la prof. La télé, cela fait longtemps qu’elle ne fonctionne plus. Morte et enterrée, la télé. Et pas d’argent pour la remplacer. Le fric part en tournées. En opération en quelque sorte. Pourtant tu gagnes bien ta vie. Mais le bistrot a sa raison que le confort ignore. Grand seigneur ; grand saigneur surtout. Si elle avait demandé aux autres élèves, elle l’aurait su. Eux, ils ne me demandent jamais si j’ai vu le match de la veille au soir ou le film interdit aux moins de 16 ans. Ils savent que non. Et le cinéma encore moins. La Guerre des Etoiles je la verrai trente ans plus tard, dans mon salon, en DVD et avec mes fils. Non, le manque de sommeil ne vient pas de là mais d’un café de la Place Clichy ou de la Place Jean Grandel. Assis sur la banquette ou debout accoudé au comptoir. Jusqu’à la fermeture. En attendant, cette réunion de fin d’année au Collège finira mal. Une embrouille avec je ne sais plus qui. Qui n’avait certainement pas fait la guerre, lui. Et était à jeun. La Police doit intervenir : sortie sous escorte. Faut quand même le faire. Alors le lendemain, bonjour l’ambiance. Le ricanement des autres élèves, le regard mécontents des professeurs. Comme si j’étais responsable.
Après il restera encore le lycée à supporter. Plus de paillasson mais toujours la tournée des grand-ducs : les troquets d’Asnières, de Gennevilliers, de Clichy, de Saint-Denis, de Stains. Ton repère reste la Place Clichy. Près de mon Lycée, d’ailleurs. Il y a de ces hasards. Ah ! Le Lycée… c’est le début de la vie normalement. Presque une semi-autonomie. La prise de conscience politique – on est en 1981 -, les premiers flirts, les copines, les copains, les sorties. Les copains, je n’en ai jamais eu alors les copines encore moins. Je ne sais pas comment il faut procéder. Inviter ou attendre l’invitation ? Franchir le Rubicon ou se laisser approcher ? Finalement, cette période s’annonce aussi cauchemardesque. J’te raconte pas la dernière réunion parents-professeurs. Ridiculus aurait lancé Harry Potter. Du grand guignol. Rond comme une queue de pelle, défoncé comme un terrain manœuvre, saoul comme un polack. Pourtant il était Pastis moins cinq à ta montre ! Enfin, que veux-tu faire après le Lycée ? Et dans la vie ? Des études de Lettres ou de Droit, j’sais pas trop, M’dame. Pour être avocat, journaliste, écrivain ou quelque chose dans ce genre. Poète en tout cas. Quoi ? Lui ! Ce fainéant, ce bon à rien ? Monsieur, voyons… Dans les Enfants de Troupes, oui ! A crapahuter. Après, direction la mine. Comme les anciens. En attendant, il lui faut passer le certificat d’études. Mais Monsieur, voyons… De table en table, de prof en prof, de parent d’élève à parent d’élève jusqu’au Proviseur. Qui aura du mal à te convaincre que je suis en Terminale, que le certif’ n’existe plus depuis belle lurette. Qu’il est l’heure de fermer les portes du Lycée. Et puis, hop, un dernier verre, le passage piéton n’est pas pour toi. Tu te crois fort. Tu as fait la guerre, toi. Trop tard : une voiture n’a pu t’éviter et te voilà à la morgue de l’Hôpital de Colombes. Ben, merde. Seul. A dix-sept ans. Tu ne vas tout de même pas me laisser comme ça, au moment ou j’allais te faire un bras d’honneur et partir à l’aventure. Avec le bac. Tu me prives aussi de ce plaisir-la. N’empêche, y’en avait du monde le jour de ton enterrement : le monde des anciens combattants, le monde du travail, le monde de la nuit. Du monde. Même un juge ! On a retrouvé votre mère, me dit le juge des tutelles. Bonjour, Madame. Tiens, le bras d’honneur, c’est le moment de le faire justement. Tant pis pour le bac. C’est elle qui trinquera. Elle a aussi sa part de responsabilité dans l’affaire. Haïr ses parents, c’est grave.
Mais il me faut l’assumer, trouver une échappatoire. Ce sera l’Armée. Engagé volontaire. Les Paras. La Légion. Les hommes sans nom pour un sans famille, quoi de plus normal ? Des durs. Des vrais de vrais. Tu aurais été content. Fier même. Drôle de psychanalyse. Et la guerre, la vraie, moi je la ferai et sans torture. Mais je ne pourrai jamais te la narrer avec délectation. Pourtant je m’imagine ; dans un bistrot de préférence. Et je ferai à nouveau ces voyages. La lascivité peu farouche des polynésiennes, la moiteur malsaine de l’Amérique du sud, la chaleur intenable du désert africain, les restes de ce qui fut l’un des plus beaux pays méditerranéens, le nouveau déchirement fratricide de l’Europe centrale ; et cette guerre pour les nababs du pétrole : Tintin au pays de l’or noir ! Du camping. Presque des vacances. Au quatre coins du monde. Aux endroits les plus chauds, au propre comme au figuré : Tahiti, Guyane, Liban, Tchad, Golfe, ex-Yougoslavie. Des médailles à arborer. Des anecdotes à raconter devant un parterre incrédule tout acquis à ma cause. Prêt à applaudir. Et à m’offrir une tournée. Et à toi aussi évidemment. J’aurai enfin des copains et même plus car l’armée est une grande famille parait-il. Le kaki usant prématurément, j’en sortirai sans rien demandé. Même pas l’emploi réservé auquel j’avais droit. Je prendrai seulement connaissance de mes notes. Et là, surprise ! « doté d’une intelligence supérieure à la moyenne mais asocial ». Intelligent, merci pour l’ego. On m’en a déjà accusé. Mais asocial ! Rude coup porté par « ma famille ». Celle d’adoption. Celle que j’avais choisie. Celle que je croyais mienne et tienne. Tiens, prends un dernier coup. Pour la route.
Alors je vivoterai encore deux ans de petits boulots en petits boulots en rêvant. Un jour, un jour viendra… une femme, des enfants, une famille, une maison… et un jour, le Loto. La voisine d’en face vient taper à ma porte. Une histoire de fuite d’eau. C’est le déluge chez elle. Elle est seule. Elle est prof. M’en fou, démmerde-toi. Ces profs, tous des fainéants. Il leur faudrait une bonne guerre pour leur apprendre à se débrouiller seul. Mais elle insiste ; s’il vous plait. Bon, j’interviens et là débute l’histoire. Celle du jour qui viendra. Pas un coup de foudre mais une rencontre, un besoin ; un trésor caché. Une belle-famille avec maman à la maison, papa au jardin et le frère à la fac. A vingt huit ans, il était temps qu’elle trouve quelqu’un répète partout belle-maman. Me voilà intronisé gendre idéal. A condition de cacher mes tatouages : le legio patria nostra et le Go ! C’est plus présentable. Et réviser mon vocabulaire. Ne prononce plus le mot « bordel » devant maman, s’il te plait. C’est insupportable à la fin. J’irai donc à la Mairie, à l’Eglise, à la Maternité. Je connaîtrais aussi la dispute pour la liste d’invités au repas de noce : elle 100, moi zéro. Evidemment ça choque. Ma famille ? J’en ai pas. Du moins j’en ai plus. Je ne sais pas au juste. Les copains ? Idem. Un effort surhumain pour recoller les morceaux : la mère, le frangin, la frangine, un embryon de famille du nord et de Paris ; vous vous souvenez de moi ? avant on s’invitait à Noël, aux mariages, aux vacances. Bon, c’était il y a vingt ans certes mais il n’est jamais trop tard. Il le sera. Premières grimaces. Après le rêve continu : les cadeaux d’anniversaire, les repas de Noël avec véritable sapin S.V.P., pas un faux en plastique, mais celui qui sent bon, celui qui perd ses épines, celui qu’on replante dans le jardin, la maison avec jardin justement où les enfants auront chacun leur chambre, la cheminée pour les soirées d’hiver et la terrasse pour le barbecue l’été, les vacances à la montagne et à la mer - mais pas en Espagne ! -, les week-ends chez les beaux parents où je suis de toutes les activités : la belote, la chasse, la pêche, le jardin, les arbres fruitiers, le miel etc…un boulimique. Je bricole, je scie, je cloue, je colle. Je plante, je sème, je bine, j’arrose, je taille et même je greffe. Les biberons, les couches, les bains, la piscine, les courses, les devoirs, la classe de neige etc… Une vie de famille normale. Comme dans les livres. Ou plutôt comme à la télé car personne ne lit plus de nos jours. Comme dans un rêve. Mais sans un sourire. En automate. Avec des gestes empruntés, des taquineries qui deviendront par la suite des reproches. Du travail de parigot. De bidasse. D’homme sans famille.
Puis, un jour, à la mort du grand-père, je récupère quelques papiers, des photos et ton livret militaire. Et là, surprise ! tu as débarqué en Algérie en mars 1959. Deux ans après la bataille d’Alger, pour les non-initiés. Et ton unité ? Une vague compagnie de quartier général, à l’état-major ! Pas de piton ni de djebel ni de chasse aux fellaghas mais serveur au mess des officiers. Remarque tu étais superbe dans ton smoking avec nœud pape ! Tu n’as certainement jamais tiré un coup de feu ni même touché un fusil. Les seules opérations que tu aies faites étaient donc des additions ! Quant à la gégène… comme bon nombre « d’anciens combattants d’Algérie », tu as du en faire connaissance dans les livres. Menteur. Frustré. Mythomane. Minable. Mais le meilleur reste à venir. Car dans une famille normale des années 90, la mode s’orientait vers la généalogie. Moi qui suis passionné d’histoire, aller à la rencontre de mes ancêtres, pour mes enfants : une revanche sur cette vie de famille non eue en quelque sorte. A condition de ne pas s’attarder sur mes parents. Promis-juré me répond mon épouse. On passe de suite aux grands-parents. Bingo ! Mon grand-père, le titi parisien, le métallo de chez Renault, celui que je n’ai pas connu. Lui aussi était en Algérie mais plutôt de l’autre côté de la barrière avec un nom pareil : Ahmed Ben Quelque chose. Surprise ! On arrête me dit ma femme. Ah non surtout pas : pour moi cette ascendance devient fierté. Mon orgueil. Ah papa ! ah maman ! vous m’aviez aussi caché ça. Enfin quelque chose à quoi m’accrocher.
D’ailleurs je rêve, je dois rêver. J’ai la tête ailleurs. Car je commence à m’ennuyer. Je ne suis pas assez famille me dit-on. Tu pourrais participer au lieu de rester toujours dans ton coin à faire la gueule. Moi ? Mais je n’arrête pas d’essayer de m’intégrer. Je ne demande que ça ! Je ne comprends pas ce qu’on me réclame en plus. Je croyais être un stakhanoviste de la vie de famille et me voilà accuser de non productivité ! Désolé mais je ne possède pas la notice explicative du père de famille. Je n’ai jamais eu de modèle. Quant à la mère, j’en ai qu’un vague souvenir. Prendre des coups, marcher au pas, obéir aux ordres hurlés en deux coups de sifflets brefs, ça O.K. Je connais. Je sais faire. Pour le reste, expliquez-moi. Et tes copains ? Tu n’as jamais de copains ! Et puis tu pourrais montrer plus d’affection envers moi et les enfants. J’essaie. J’essaie mais je n’arrive pas. J’essaie mais je ne sais pas. On ne m’a jamais appris. Je n’ai jamais vu faire. Alors je me réfugie dans ma solitude. Bizarre d’être entouré, de pouvoir profiter de ce que l’on a toujours désiré et de ne pas pouvoir y accéder ; d’être seul, parmi cet entourage. J’ouvre un bouquin. Je reprends mes études : du bac jusqu’au diplôme d’ingénieur. La vie de famille, elle, est là, sur le côté, loin de moi ; trop loin. Pourtant je fais ça pour vous, ma chérie, pour votre avenir. Non, tu vis pour toi tout seul, en égoïste. Avec tes bouquins. Tu ferais mieux de travailler au jardin comme papa. C’est la saison. Mais je ne suis pas ton père ! j’ai déjà du mal à être père, à être moi tout simplement. Et puis un jour, c’est le drame. Les cris, la dispute qui fait fondation dans l’histoire d’une séparation. Je récite un texte de Baudelaire à mon aîné : « Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise. » Pas de son âge me dit sa mère. Belle-maman acquiesce. Elles ont sûrement raison. Mais elles ne peuvent pas comprendre. C’est mon monde et pas le leur. J’ai fait un effort : je me suis intégré au leur. Eux jamais au mien. Il ne le connaisse pas. Ils l’ont seulement entr’aperçu un jour de préparation de noces. Le monde de ceux qui vivent en reclus même immergé dans un modèle de réussite familiale. Elle m’arrache le livre des mains, je la rattrape ; des paroles s’échappent, des non-dits, des insultes, des coups partent car un gâchis se prépare. Quinze ans d’un simili bonheur vont disparaître d’un coup d’un seul. Des mots en apparence très durs sont prononcés entre nous, sur nos familles. J’estime avoir seul le droit de détester la mienne. Il y a rupture. Définitive. Je sais que notre histoire va s’arrêter là. La vie conjugale – pour ne pas la qualifiée de commune – va continuer encore un peu, le temps de s’illusionner. Jusqu’au coup de foudre. Celui que l’on éprouve à 20 ans je suppose ; qui renverse tout sur son passage ; où plus rien ne compte ; plus rien n’existe ; plus rien. Pas une coucherie pour le fun. Une relation épistolaire de six mois avant l’horizontale ; par télécopie ; par SMS ; par Internet. Nous sommes au XXI° siècle ! Son histoire se rapproche de la mienne. Parents divorcés avec mère absente et père qui semble infréquentable. Elle aime écouter Monteverdi et se passionne pour le Moyen-Age. Elle cherche en vain une vie de famille stable avec enfants, maison et vacances. Je connais cette envie. Et me voici à quarante ans, après avoir obtenu et abandonné ce que je désirai le plus, dans un studio du centre ville, à recevoir mes deux garçons un week-end sur deux ; j’ai essayé de leur expliqué pourquoi. Mon passé, l’avenir que j’envisageais plus ou moins maintenant. Je les aime toujours aussi fort sinon plus. Ce n’est pas un abandon, seulement un nouveau départ. Je me justifie. Je veux enfin être moi-même. Ne plus jouer au soldat, au père de famille tranquille ; ne plus faire semblant. Et vient cette naissance, ce bébé, cette fille ; alors je change : de look, de boulot, de région, de famille. De comportement. Je veux devenir enfin ce père de famille. Attentif et généreux. Sévère quand il le faudra. J’espère jamais. Je déménage pour le sud de la France où je me résous à être en vacances 10 mois sur 12. J’assume de nouvelles responsabilités. J’écris à toutes mes relations pour leur annoncer ces changements. Bouteilles vides jetées à la mer. Sans arrière pensée, je prends contact avec ma nouvelle belle-famille. Ma nouvelle belle-mère ? Pas si lointaine. Même très proche de sa fille. Peut-être trop. On verra. Et ce nouveau beau-père ? Pas si infréquentable que ça. Sympa même. Des tas d’infinités avec moi.
Serait-ce enfin le réel et paisible bonheur familial ? Je ne sais pas. Il me reste toujours dans la bouche un goût d’amertume. Une déchirure, une blessure qui ne guérira pas. Comme une question sans réponse. Vie ratée, vie réussie ? Vie quelconque ? Règlement de compte à O.K. Famille. Papa, j’aurai tant voulu te dire. Ah, si tu étais encore là. Je te dirais que tu me manques. Que je t’aime. Que je pense avoir compris ta souffrance. Ta vie de père de famille ratée. Et toi maman, j’aurai tant voulu te dire également. Que je ne t’en veux plus. Ah, si tu voulais venir ici. Je t’embrasserais. Je te parlerais sans fin. Et j’en aurais des choses à te raconter. Avant, j’avais une vraie maison, sais-tu. Un potager, des arbres, des ruches. J’avais une vie de famille. Mais quelle famille ? Je te raconterais également mes nuits à pleurer, à t’appeler, à supplier que tu reviennes. Pour moi, pour papa. Où est mon frère, où est ma sœur ? oui je te raconterais mes devoirs, mes 20/20 et mes zéros pointés incompréhensibles pour les profs, mes coups de cœur, ma passion pour Aragon dès l’âge de 12 ans après avoir lu les Yeux d’Elsa ; je te raconterais la Légion, c’est moins drôle ça. Bien que. Et puis mes enfants. Les trois. Mes femmes. Les deux. Et mon boulot. Le dernier. J’ai des relations maintenant. Je suis respecté. Du moins je le crois. Je te raconterais mes doutes. Mes certitudes. Mes envies. Oui je te raconterais tout ça. Et je t’avouerais que je t’aime. Que j’ai compris ton absence. Ton absence de vie de famille.
Famille, je vous hais. Famille, je vous aime. Comment vit-on une vie de famille ? La réponse, je pense la connaître maintenant, David, et ce grâce à votre livre : il n’y a pas de vie de famille. Il y a la vie tout court. Tout simplement.
Merci d’avoir trouvé les mots pour l’écrire et le publier. Merci de m’avoir lu jusqu’au bout.
Merci, David.