Les langues paternelles

Il est sorti le livre. En janvier. Il est là. Je les entends déjà, les pauvres langues paternelles. Tu en as encore fait de belles, mon fils. C'est quoi ce livre? Ca parle de moi? Je le savais, que tu y viendrais. Mais ce masque, là, ça rime à quoi? Tu ne te trouves pas assez beau, c'est ça? Ou alors je te fais honte? Mais non papa. D'abord tu es mort. C'est par rapport aux enfants. Je. Bon. C'est vrai que c'est une situation impossible papa. Ca ne m'étonne pas mon fils. Tu tiens de moi.

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Lieu : France

01 septembre 2006

Et maintenant, patriarche

Et maintenant qu’est ce que tu fais ? Désormais, je fais patriarche. Patriarche débutant, c’est mon nouveau boulot. Ca vous tombe sur la tête du jour au lendemain, plus personne au dessus, le ciel est dégagé, faut croire que c’est mon tour. Quarante-huit ans c’est un peu jeune pour le rôle, mais être le plus jeune tu as toujours aimé, ne dis pas le contraire. Tes chansons à vingt ans, ta carte famille nombreuse à trente-trois, aujourd’hui patriarche. A force d’être toujours pressé, voilà ce qui arrive.

Ce n’est pas moi qui ai décidé, maman, c’est la douleur. Devenir patriarche, c’est recevoir en première ligne une révélation inattendue, celle de la douleur. Ca m’est tombé dessus si vous voulez savoir en arrivant à Jeanne Garnier, pour la levée du corps. Sortant de la voiture Pierre dit puisqu’on est dans le quartier, il y a un magasin de peinture, il faut que j’achète du vernis pour un tableau. Cette blessure-là, inattendue. Cette douleur-là, immédiate. Petite, pas insoutenable, ne pas exagérer, mais très précise, très aigue, très nouvelle, très personnelle. Non tu ne vas pas t’acheter du vernis en attendant qu’on emmène Mamie à neuf heures quarante-cinq, même si c’est dans le quartier, et que c’est super pratique. Manque de respect scandaleux. Une voix foudroie doucement, et c'est la mienne. L’intuition foudroyante des choses qui ne se font pas. La douleur des manques de respect, c’est moi qu’elle vient brûler, désormais. Le respect dû à la famille. Hé l’héritier, tu la joues Corleone ? Vous pouvez rire. Au coin d’une rue du quinzième j’ai rencontré une douleur nouvelle. Elle m’a reconnu, abordé. Un peu paumée sans doute, un peu virevoltante, il lui fallait un corps où se lover. Et c’était moi. C’est une douleur indubitable, totalement légitime. Une douleur de patriarche. Bienvenue au club.

C’est elle qui dicte désormais, et j’exécute. Le voilà le secret, si vous voulez savoir, si ça vous intéresse. Les patriarches ont une maitresse intérieure, c’est leur douleur. Patriarcale, si vous voulez. C’est elle qui décide qui viendra à la levée du corps, et rejoindra directement au cimetière. Comment on va se placer, sous l’abri du cimetière, pour ne pas prendre la pluie, et le cercueil ici, dans ce sens-là, et le rabbin par là. Même la place du rabbin, un vieux rabbin pourtant, c’est elle qui en décide, et j’exécute. C’est elle qui dicte la liste des invités au repas de deuil. Et la cartographie nouvelle des familles N’importe quoi, c’est avec elle qu’il me revient de la dessiner. C’est elle qui organise les retours sur Paris, pour que personne ne reste en rade. Qui recueille en silence les douleurs solitaires. Qui écoute insondable les chagrins de famille, et les prend sous son aile. C’est elle qui dicte ces phrases hier encore incroyables, et que ma bouche prononce. Maman sur son lit de mort, par exemple. Devant maman sur son lit de mort je me suis juré que. Maman sur son lit de mort m’a demandé de. On se l’est promis devant maman sur son lit de mort. Mamansursonlitdemort, tu imagines ?

Dans ce nouveau boulot, dans ce nouvel empire, il y a autre chose, dans un recoin bien sombre. Les histoires de famille. Pas de doute elles sont bien au rendez-vous celles-là, dans le paquet-cadeau. Les haines les rancunes les fâcheries inexpiables. La conservation des rancunes et l’octroi des pardons, c’est la douleur qui en décide, aussi, et mon nouveau boulot c’est de lui obéir. Conservateur en chef des histoires de famille, ou gardien-chef du zoo, comme on voudra. Hé oui le débutant, c’est à toi de dresser la liste des destinataires de nos paroles parcimonieuses ou cordiales, et de nos dignes silences. De qui on préviendra, et quand. Les mots de la douleur et du pardon il te revient de les former, sur la feuille, comme jadis.